Quel regard portez-vous sur les impacts des nombreuses réorganisations récentes opérées dans la filière numérique au sein d’EDF ?
La réorganisation de l’ensemble de la filière numérique a pour objectif de faire évoluer l’organisation, puisque le numérique, pour EDF, est aujourd’hui présenté comme un levier majeur pour répondre aux nombreux défis de l’Entreprise, que ce soit l’électrification des usages, la consommation d’énergie, ou l’exploitation du parc dans la durée. L’objectif de cette réorganisation est de répondre à ces nombreux enjeux. Cette redéfinition passe par la réorganisation des contours de la filière et la création de nouvelles entités, que ce soit au niveau de la gouvernance, des télécoms ou de la cybersécurité. On constate à quel point cette réorganisation est vaste, car même si elle ne concerne que 50 % des effectifs de la filière, l’expertise a révélé qu’elle induit 90 mouvements de réorganisations. Ce sont des micro-réorganisations entre les structures de départ et les structures d’arrivée. Parmi ces 90 mouvements, presque 40 concernent l’UNITEP, moins de 30 concernent la DTEO, et le reste concerne la DSIG et la DSIN.
Pour un seul et même bloc de réorganisation, 90 micro-réorganisations, c’est extrêmement vaste comme projet. Si le projet semble faire sens et être cohérent dans sa structuration très macro-organisationnelle, c’est-à-dire au niveau de la gouvernance, de la stratégie et des grands changements présentés, il suscite en revanche beaucoup d’interrogations du personnel dans son application micro-organisationnelle, c’est-à-dire au niveau des collectifs de travail, de la façon dont on va travailler demain et des fonctionnements.
Ce que nous avons pu constater lors de l’expertise, c’est que même si la Direction a essayé de se donner du temps pour réaliser cette réorganisation, au moment du vote de l’avis que les élus devaient donner, il restait encore beaucoup de sujets à traiter : l’évolution des processus, des interfaces, de la comitologie, du système de management intégré, des outils, les méthodes de travail, les conditions RH. Dans ce contexte, ce que nous constatons, c’est qu’il y a de nombreux sujets micro-organisationnels qui ont été renvoyés au traitement via les projets d’équipe. Et donc par les équipes et les encadrants au sein des futures organisations. C’est l’impact majeur qu’il reste à traiter au cours de l’année à venir et sans doute des années suivantes.
Quels sont les avantages et les contraintes qui y sont liés, pour l’Entreprise et pour les salariés concernés ?
La réussite des enjeux de digitalisation d’EDF est conditionnée par la réussite des stratégies digitales et le développement des outils numériques. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un bon niveau de compétences des entités numériques, tant en volume, en interne et en externe de l’Entreprise, qu’en matière de maîtrise industrielle pour réaliser cette digitalisation en termes de qualité, de coûts, de délais, et de sécurisation. L’enjeu de la cybersécurité prend de plus en plus d’importance. Les enjeux du numérique sont indéniables pour EDF et la réorganisation est porteuse de sens pour le personnel dans sa dimension macro. Elle doit permettre d’améliorer les grands processus métiers, d’avoir une meilleure logique client-fournisseur et de livrer un meilleur service. Elle doit également permettre de mieux gérer les données, qui deviennent un enjeu majeur pour l’Entreprise, et d’améliorer la sécurité et la cybersécurité face aux menaces croissantes.
Maintenant qu’on a dit cela, il faut aussi garder à l’esprit, en regardant les travaux en sciences économiques et sociales sur la digitalisation, que l’ampleur des gains de productivité espérés de ces révolutions numériques dans les organisations demeure encore assez incertaine. Il faut donc rester humble quant à la capacité de la digitalisation à produire ce qu’elle présente initialement. Au niveau de l’Entreprise, plusieurs points de vigilance peuvent être évoqués dans la mise en œuvre de ce projet. Tout d’abord, il y a un enjeu concernant les instances de gouvernance. L’objectif de la réorganisation est de simplifier la gouvernance, mais en même temps, la création de nouvelles instances peut ajouter de la complexité. Les logiques d’arbitrage et les logiques macro devront être mis sous vigilance. Dans ce projet en particulier, un arbitrage reste à réaliser. On ne sait pas encore si le système d’information du nucléaire du futur sera pris en charge par le programme Switch, donc dans le Nouveau Nucléaire, ou par Vision 2035, qui est un programme porté par la DPNT.
C’est une question qui n’est pas encore tranchée, et cela sera important pour l’avenir d’EDF. Ensuite, il y a un autre enjeu pour l’Entreprise au niveau de la cartographie des outils de gestion. EDF fait face à une prolifération numérique, ce qui est aussi une des raisons de ce projet. Chez EDF, plus de 1 200 systèmes d’information sont gérés par la DSIT. Plus d’un millier d’applications ont été développées localement dans les CNPE, et l’UNITEP gère elle-même 270 applications informatiques. Cela fait beaucoup, même pour une grande entreprise comme EDF, c’est vraiment beaucoup de systèmes d’information à gérer. Cette prolifération génère des coûts : coûts d’efficacité, de licence, de rapport, de formation, d’embauche et d’implémentation. Elle génère également des risques en matière de cybersécurité et de données. La création de la DIGIT et de la DGGSN doit permettre de traiter ces contradictions et problématiques de prolifération, et de proposer de meilleures solutions standardisées. Cependant, comme pour la gouvernance, l’enjeu de base est louable et nécessaire, mais cette réorganisation risque de ne pas supprimer totalement cette prolifération numérique ou de la déplacer dans d’autres parties de l’organisation. Il y a un enjeu à résoudre, mais cela restera un sujet de vigilance extrême dans les années à venir. Les deux autres sujets très importants pour l’Entreprise sont le cloud et la cybersécurité, des enjeux qui montent en puissance.
D'un côté, on voit les solutions et les possibilités offertes par le cloud, mais aussi la perte de contrôle potentielle pour l'utilisateur, donc pour EDF, et le risque de dépendance vis-à-vis du cloud. Face à une menace cybersécurité grandissante, avec un secteur de l'énergie de plus en plus ciblé par les attaques, il y a un enjeu très clair. Cette réorganisation en tient compte, mais il y a un défi de Gpec pour EDF, car la filière cybersécurité est en pénurie de candidats et les compétences et métiers dans ce domaine sont en tension. Le fait de créer un seul centre d'excellence en cybersécurité permet de réduire les tensions en matière de besoins, mais cela ne résout pas tout. Il y a toujours un enjeu de Gpec important pour la filière cyber, et EDF devra également le prendre en considération à l'avenir. Un autre point important pour l'Entreprise est le rapprochement de la DSIT et de l'UNITEP au sein de la DIGIT. Cela impliquera de traiter la question de la sous-traitance, car actuellement, elles ont recours à différents types de sous-traitants (grands, petits, moyens) de manière variée. Le niveau de sous-traitance est très élevé dans ces unités, atteignant plus de 70 %, mais cela peut varier en fonction des activités à réaliser. La fusion de ces deux entités au sein de la DIGIT nécessitera également de gérer des pratiques différentes en matière de sous-traitance, en volume, en qualité et en organisation du travail. Cette question n'est pas encore traitée et sera abordée au cas par cas, en fonction des échéances des différents contrats. Il y a donc des enjeux à venir qui ne sont pas neutres. Et plus, largement, dans cette réorganisation, va se poser la question de la capacité de l'Entreprise à cumuler à la fois une réorganisation qui est très forte, de la réinternalisation de la charge de travail pour conserver la maîtrise industrielle et en même temps le fait de développer des projets numériques parce qu'ils sont à enjeu. Il va falloir faire tout ça en même temps. Et c'est ça, à la fois, le véritable enjeu et la potentielle difficulté.
Et pour le personnel ?
Au niveau du personnel, les points de vigilance porteront essentiellement sur la répartition de la charge de travail des agents de la filière numérique dans les années à venir, la manière dont se dérouleront les arbitrages sur les ressources et les nombreux projets, ainsi que la priorisation des sujets entre les différentes directions. Il faudra également définir l’équilibre de la charge de travail entre le «Build» (développement de projets) et le «Run» (exploitation des SI existants). Enfin, il sera crucial de déterminer le fonctionnement de cette nouvelle organisation et d’homogénéiser les méthodes de travail. Il reste encore beaucoup à construire, car ce projet a été bâti sur une vision très macro-organisationnelle, et les modalités de fonctionnement micro-organisationnelles restent à définir pour les années à venir.